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On arrive au cinéma taïwanais par bien des chemins, qui serpentent entre les collines verdoyantes de l’île pour nous conduire au cœur de la mégapole en pleine transformation qu’est Taipei, jusqu’à sentir au plus près les pulsions désirantes qui traversent ses habitants. Cette déambulation — en train, à pied et en motocyclette — suit trois guides, trois maîtres du “nouveau cinéma taïwanais”, qui, du début des années 80 à l’aube du XXIème siècle, tracent les multiples visages de Taïwan à l’écran : Hou Hsiao-hsien, Edward Yang et Tsai Ming-liang.
Ce n’est ni la première ni la dernière fois que l’on commencera par s’étonner d’un paradoxe inaugural : aucun de ces trois cinéastes de la nouvelle vague taïwanaise n’est né à Taïwan. Leurs parcours témoignent en cela de la complexe histoire de l’île de Formose, faite de conquêtes et d’immigration, et en proie à un ensemble de tensions politiques qui se reflètent dans l’esthétique de leurs œuvres.
À la suite de la Seconde Guerre mondiale, l’île passe sous l’autorité de la Chine, qui y impose, dès 1947, la loi martiale. C’est à ce moment-là qu'arrive de Chine la famille de Hou Hsiao-hsien, qui vient alors de naître. La même année voit aussi la naissance d’Edward Yang, qui n’arrivera à Taiwan que quelques années plus tard, après une petite enfance passée à Shanghai. Entre-temps, le contexte politique a considérablement changé : en 1949, suites aux tensions accrues avec le Parti Communiste de Mao, le Parti nationaliste chinois (Kuomintang) de Tchang Kaï-chek se réfugie à Taïwan où il instaure une dictature, avec le soutien des États-Unis — guerre froide oblige. La politique culturelle du Kuomintang à Taïwan limite considérablement la liberté artistique, le cinéma étant considéré majoritairement comme un outil de propagande de leur implantation coloniale.
Les années 70 marquent un tournant : l’équilibre des alliances vacillent et, dans une dynamique de rapprochement avec Mao Tsé-toung, l’ONU ne reconnaît plus la République de Chine à Taïwan. Si cela provoque un durcissement de la politique coloniale à Taïwan, la volonté du Kuomintang de retrouver une reconnaissance internationale les pousse à valoriser désormais un cinéma local, exportable à l’étranger. C’est dans cette fine brèche que vont s’engouffrer les aspirants cinéastes de cette Nouvelle Vague.
Comme souvent, le terme de « Nouvelle Vague » recoupe davantage un moment d’exploration et de liberté artistiques qu’un véritable mouvement fédéré autour de convictions formelles partagées. On peut néanmoins noter des thématiques communes comme la dimension sociale ou le rapport entre une modernité “à l’américaine” et la tradition, qui viennent en partie d’auteurs critiques du régime (notamment Wu Nien-Jen, qui scénarisera certains films de Hou Hsiao-hsien et d’Edward Yang). On y retrouve aussi une mise en tension entre parcours de vie intimes et enjeux collectifs, ainsi qu’une inventivité esthétique qui s’incarne dans une légèreté de moyens : films à petits budgets ou en partie improvisés. Mais tout cela ne dit pas grand chose de la puissance de mise en scène déployée, chacun à leurs façons, par les trois cinéastes.
Le cinéma d’Hou Hsiao-hsien se caractérise par l’usage des plans larges, comme une fenêtre ouverte à l’observation des spectateurs. Il participe au film-manifeste qu’est L’Homme sandwich (1983), aux accents néo-réalistes, qui marque les esprits par sa structure non linéaire qui diffracte la narration. Attaché à la représentation de la nature — quitte, parfois, à l’idéaliser un peu —, HHH s’inspire de sa propre jeunesse turbulente à la campagne pour nombre de ses premières œuvres, comme Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985). Le récit, porté par la voix du cinéaste, inscrit en creux les tensions de la guerre civile à travers les trajectoires individuelles d’une famille, proche de la sienne. Son 8ème film, Poussière dans le vent (1986), clôt la série de ses films autobiographiques, avec le récit de la fin d’un amour de jeunesse et l’observation du passage à l’âge adulte. La géographie de l’intime se confond ici avec celle du pays, les deux jeunes gens quittant leur village natal pour partir vivre à la capitale.
Edward Yang vient au cinéma après des études d’électronique aux États-Unis, où il découvre les films d’Herzog et d’Antonioni. De retour à Taïwan, il écrit d’abord un scénario pour un ami, avant de se lancer dans la réalisation avec le second film-manifeste de la Nouvelle Vague : In Our Time. À la différence d’Hou Hsiao-hsien, Yang modèle une œuvre plus urbaine, ce qui ne les empêche pas de travailler ensemble : Hou tient ainsi le premier rôle de Taipei Story (1985). Le film met en lumière les contradictions de la classe moyenne taïwanaise dans son rapport à l’histoire nationale, à travers l’histoire d’amour impossible entre un homme englué dans l’idéalisation du passé et une femme n’ayant d’yeux que pour l’avenir. Cette quête d’identité se retrouve dans A Brighter Summer Day (1991) où des gangs s’affrontent violemment — rappelant parfois les films de Scorsese — témoignant de la difficile cohabitation entre les différentes vagues d’immigration.
Le premier élan de la Nouvelle Vague s'essouffle cependant, faute de véritable accord entre ses représentants. Une deuxième onde voit alors le jour au début des années 90 - peu après la levée de la loi martiale (1987) et l’émergence de partis d’opposition - dont Tsai Ming-liang, et son cinéma plus intimiste, sera l’une des figures essentielles.
Ce dernier, né à la fin des années 50 en Malaisie, arrive à Taïwan pour étudier le cinéma, où il réalise de nombreux films avant d’affiner le style qui lui sera propre. L’expérimentation formelle agit alors comme révélateur de la difficile rencontre entre deux êtres, entre désirs et incommunicabilité, dans une peinture sensuelle des tourments de l’âme humaine. À l’instar de Hou Hsiao-hsien, Tsai Ming-liang propose des récits non linéaires, en accentuant encore la place faite aux impressions visuelles. On retrouve également la querelle de l’ancien et du moderne dans Les Rebelles du Dieu Néon (1992), relecture du mythe taoïste de Nezha, jeune dieu turbulent. Le motif de la solitude (Vive l’amour, 1994) ou de l’eau reviennent régulièrement sous sa caméra, pour une expérience contemplative au cœur du monde contemporain. Ses films laissent une empreinte profonde, y compris par l’audace des thèmes abordés, comme l’homosexualité dans La Rivière (1997).