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Le Mépris de Jean-Luc Godard

Le Mépris de Jean-Luc Godard

Le Mépris : c'est quoi, un auteur ?

 

Si la conception du cinéaste comme auteur de ses films s’est largement imposée aujourd'hui, cela n’a pas toujours été le cas. Jusqu’aux années 60, c’est le producteur du film – en particulier au sein des grands studios américains -, son réalisateur et son (ou ses) scénaristes qui étaient reconnus, dans des proportions variables, comme signataires de l’œuvre. Au milieu des années 50, les jeunes critiques des Cahiers du cinéma qui allaient devenir les cinéastes de la Nouvelle Vague (Truffaut, Rohmer, Godard, Rivette…) théorisent la “politique des auteurs”, faisant du réalisateur le véritable auteur du film, celui qui en porte la vision par son style et sa mise en scène. À leurs yeux, cette conception s’applique non seulement aux cinéastes européens déjà reconnus : Rossellini, Renoir, Bresson…, mais aussi, aux grands cinéastes hollywoodiens, maîtres du divertissement : Hitchcock, Lang, Hawks, qui étaient alors considérés comme de simples fabricants sous la houlette des grands directeurs de studio. Dès son premier film, Godard s’impose comme un auteur aux effets de signature aisément identifiables : bande-son polymorphe (collage entre voix, bruits et musiques), présence de l’écrit à l’image, citations. Ce dernier point questionne de manière frontale la nature d’un auteur : si l’œuvre est massivement composée de citations, qui en est réellement son auteur ? 

Le rapport entre citation et création est au cœur du Mépris, qui peut, à bien des égards, être lu comme un autoportrait du cinéaste. Les citations dans le film prennent de nombreuses formes : la mise en abyme (Fritz Lang interprète un cinéaste au travail), l’adaptation (Le Mépris est inspiré d’un livre de Moravia et met en scène le tournage de L’Odyssée d’Homère), les références directes (Dante et Hölderlin), le clin d’œil, la composition qui évoque souvent des tableaux... Ce qui se joue dans ces multiples références n’est pas tant de l’ordre de la filiation, que l’expression d’une vision propre de la création : créer, pour Godard, c’est avant tout organiser le monde à partir d’éléments disparates préexistants.

Réunies au sein d’un même film, ces citations forment un collage ; Godard crée un système d’échos et de rebonds pour mieux saisir ce qui nous entoure. En d’autres termes, le geste de cinéaste consiste ici à traduire des idées en images (tourner un film) mais aussi à traduire des images en idées (citer). La traduction devient exercice d’interprétation qui se prolonge, dans Le Mépris, par celui, plus prosaïque, des interprètes assurant les échanges entre le producteur américain Prokosch, le cinéaste allemand Fritz Lang et Paul/Piccoli, le scénariste français. Le film se fait alors terrain d’exploration et d’interprétation, de sa conception à sa réception, le spectateur ayant lui-même à charge de prolonger l’acte du créateur. 

Le travail de la citation est aussi un jeu de langage et de réappropriation des codes. La dispute qui oppose Paul et Camille se compose de phrases toutes faites, clichés verbaux qui donnent à voir la violence de l’incommunicabilité qui traverse le couple. D’une autre façon, la scène d’ouverture — devenue culte —, entre Paul et Camille nue sur le lit, fut imposée par son producteur à Godard qui détourne la commande, pour en faire une sorte de publicité du corps Bardot poussant jusqu’à la caricature la scène de nue obligée. Cela conduit évidemment à un paradoxe : car s’il y a là une certaine visée critique, le cinéaste donne à voir la scène, empreinte d’un regard masculin qui peut sembler d’une autre époque.

Voir ou revoir le film aujourd’hui nous plonge d’ailleurs au cœur de la question de l’évolution de la réception des films : la façon dont Paul pousse Camille dans les bras du producteur, raison du mépris qu’elle nourrit ensuite à son égard, n’a sans doute jamais été aussi lisible qu’aujourd'hui. Le corps de Camille devient une sorte de monnaie d’échange entre hommes de pouvoir dans un récit qui ne cesse de radiographier les pressions économiques qui pèsent sur la fabrication des films. Du générique, montrant l’envers du décor, aux dialogues — à la fois éléments de narration et commentaires de l’œuvre — Le Mépris est avant tout une réflexion sur les conditions de création, où tout est soumis à contrat et devient potentiel objet d’échange. La question de la marchandisation des corps et des œuvres se prolongera de toutes sortes de façons dans l’œuvre de Godard, en premier lieu dans Sauve qui peut (la vie) (1981) et Passion (1983).

Le Mépris est dans l'abonnement jusqu'au 10 octobre 2025, et reste disponible à l'unité.


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