Un focus réalisé par les étudiants et étudiantes de l'ENS Lyon.
Le début de la fin ? Avec ce focus, nous avons voulu questionner le pessimisme qui est associé à ce qui fait rupture, au bouleversement, à la finitude de tout être et de toute chose. Ces « fins », spectaculaires ou dérisoires, s’ancrent toujours dans une durée et ne sont pas assignables à un instant singulier. Le temps du film les prolonge : une fin « commence », et elle s’étend, avec ou sans compte à rebours, dans la durée ou en un instant, lorsque soudain tout bascule.
BASCULE HISTORIQUE
Dans cette section, les bouleversements politiques s’articulent aux histoires intimes, car l’on ne subit pas entièrement les grands événements, on les ressent, on y participe ou l’on s’y oppose. Il y a un avant et un après la Grande Guerre dans J’accuse, où le protagoniste, marqué par le contexte politique de la fin des années 1930, lutte pour que jamais plus l’horreur ne frappe la destinée des hommes. C’est en 1938, l’année de sa sortie, que commence Europa Europa d’Agnieszka Holland, lorsque la nuit de cristal éclate et que le tout jeune Salomon se trouve exilé, ballotté entre les pays, les coups d’états et les jeunesses endoctrinées. L’enfance au cœur de l’histoire, qui résiste à sa façon, est aussi le sujet du film d’animation de Marjane Satrapi, Persepolis, qui traite avec humour et tendresse de sa vie sous le régime islamique en Iran. Dans Sarraounia de Med Hondo et Octobre de Sergueï Eisenstein, le temps est à la résistance, à la lutte, par la grève ou par les armes lorsque la possibilité de faire basculer l’histoire apparaît.
DÉCADENCES
À travers le sous-thème « Décadences », nous explorons un autre sentiment plus mélancolique, du côté des classes dominantes. Les cinéastes qui s’aventurent à filmer les ruines d’un âge doré — qui ne l’était pas tant — ne font pas l’impasse sur sa critique. L’ampleur monumentale des récits ressemble alors à de grandes demeures vouées à la ruine, comme dans La Chute de la maison Usher, où Jean Epstein explore la dégénérescence jusque dans l'image pour ralentir, détériorer, pétrifier plastiquement les derniers vestiges d'une lignée mourante. Alors le cosmos semble répondre à la déchéance des êtres : dans Le Jardin des Finzi-Contini (une « Fin-continuité »)*, le héros se fascine pour la haute bourgeoisie juive de Ferrare pendant la montée du fascisme, tandis qu’à leur jardin d’été luxuriant succède un espace déserté et hivernal. Un monde décline au prisme d’un regard, comme le vieux Sud crépusculaire d’Autant en Emporte le vent sous les yeux de Scarlett, ou le soleil sicilien du Guépard de Luchino Visconti teinté par la mélancolie du Prince Salina interprété par Burt Lancaster. Cinq ans plus tard, dans The Swimmer (1968), ce dernier devient Ned Merrill, un riche propriétaire du Connecticut qui décide de rentrer chez lui par une « rivière » de piscines privées : à chaque plongeon, le rêve américain s’écaille. Alors la décadence rime avec une lente folie dans Le salon de musique de Satyajit Ray, où un vieux mécène oppose à la déchéance d'une caste l’imaginaire des palaces de légende, animant une longue contemplation spatiale au gré des dernières festivités, une nuit qui ne finit jamais.
3… 2… 1… 0 !
En 1929, Fritz Lang est le premier à mettre en scène le “décompte” précédant au lancement d’une fusée dans La femme sur la Lune, inspirant les pionniers de la conquête spatiale qui reprendront ce procédé et le rendront emblématique. Dans Melancholia, le défilement des minutes se teinte de menace et se fait annonciateur : l’imminente collision entre une planète sortie de son orbite et la Terre transforme le film de Lars von Trier en un immense compte à rebours avant l’inéluctable fin du monde. Le temps qui nous sépare de la catastrophe est lui aussi au cœur de Gremlins de Joe Dante où le célèbre “Minuit” du conte prend des proportions horrifiques. Une fois que l’aiguille de l’horloge aura passé l’heure fatale, un simple oubli suffirait à entraîner l’invasion de ces créatures assoiffées de destruction. Enfin, Agnès Varda nous invite à l’introspection “en temps réel” aux côtés de Cléo, chanteuse à succès qui attend le résultat de ses analyses médicales. De 5 à 7, nous vivons l’entre-temps de sa déambulation, le film prenant ainsi la forme d’une vanité où la durée se dilue dans les rencontres et l’effet qu’elles produisent en nous.
DEUILS
Et c’est par l’intime, précisément, que se poursuit notre réflexion sur la fin : comment parler de celle-ci sans évoquer la nôtre ? Perdre un proche, un conjoint, se perdre soi-même ; c’est aussi cela, en finir. Les morts annoncées de Pierre dans Les Choses de la Vie, et de Fumiko dans Maternité éternelle, leur permettent, à mesure qu’ils en prennent conscience, de sortir de la vie sans regrets. Au fond, ils sont déjà partis quand nous les rencontrons, et le temps dilaté du film prolonge une fin que l’on sait programmée. Il est plus difficile d’être celle ou celui qui reste. La mort d’un enfant semble entraîner dans sa fin le monde alentour. La douleur, trop forte, hante Laura et John Baxter jusque dans les rues de Venise dans Ne vous retournez pas, prenant la forme d’un inoubliable manteau rouge. Chez Olivier Smolders et Nanni Moretti aussi, les familles tentent de se reconstruire, malgré la brusque disparition d’enfants que l’on apprend, nous aussi, à aimer. Cette béance inexprimable peut ainsi donner naissance à un territoire partagé de la souffrance, comme cette forêt de Mogari où se perdent et se retrouvent les personnages de Naomi Kawase. Prenons donc au mot la belle conclusion des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, et « tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts » – ouverts, devant un écran de cinéma.
RENOUVEAUX
Nous avons choisi de parler avec la fin, mais il était difficile de lui laisser le dernier mot. Après la nuit, si nous ouvrions les yeux sur l’aube ? Avec George Bailey dans La Vie est Belle de Frank Capra, et l’ange des Ailes du désir de Wim Wenders, le monde d’après n’est pas un refuge. Au contraire, depuis la froideur de l’éternité et son frisson d’inexistence, la finitude recouvre toutes ses couleurs, toute sa chaleur : sensible, simple, humaine. Alors la fin est le creuset du renouveau. Renouveau intime chez Xavier Dolan avec Laurence Anyways, renouveau cosmique avec Nausicäa et la vallée du vent de Hayao Miyazaki : c’est au cœur du tumulte que naît l’espoir. Ce nouveau monde ne peut plus être comme avant, car la fin nous a appris à dire adieu… mais peut-être trouvera-t-on le courage de saluer un nouveau jour. Le cinéma peut nous en offrir les armes. Art martial ou manuel d'autodéfense, il peut être cet appel au refus de rester en place. Un cri de résistance contre le crépuscule imposé. Alors on trouvera, chez Claudia von Alemann, le mot de la fin : "Ce n’est qu’un début, continuons le combat"*.
*Les films marqués d'un astérisque ne sont pas disponibles pour le moment ; les autres films sont disponibles à l'unité.