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Ginger et Fred : l'article de l'Humanité de 1986

Ginger et Fred : l'article de l'Humanité de 1986

En partenariat avec LaCinetek, L'Humanité vous propose de découvrir un article issu de ses archives pour revenir sur la sortie en salles de "Ginger et Fred" de Federico Fellini

“Ginger et Fred” : le film de Fellini sort vendredi

IL POSE LA QUESTION DU FUTUR

Les sponsors ont remplacé les mécènes, qui n’éprouvaient pas le besoin d’interrompre une messe de Bach pour qu’on cite leur nom…


Il y a, chez Fellini, deux grands pôles d’attraction: faire de la vie un spectacle, comme dans les films où se ressent l'influence du néo-réalisme ; faire du spectacle un mode de vie et l'on retrouve aussi bien le metteur en scène en panne d'inspiration de « 8 1/2 » que l'univers enchanté du cirque des « Clowns » ou les musiciens de « Répétition d'orchestre ».
Avec « Ginger et Fred », Fellini marie les deux tendances, trouve le lien juste entre une Italie tout à fait d'aujourd'hui et la forme de spectacle actuellement prédominante, la télévision, de même qu'entre le présent du spectacle et son passé les numéros de danse et de claquettes d'avant-guerre. Trouve ou plutôt retrouve, car, pour son premier film, « les Feux du music-hall », il y a trente-cinq ans, Fellini nous montrait déjà les comédiens dans la réalité économique et sociale de l'époque. Une petite troupe, de train comble en train bondé, faisait le tour de la province italienne profonde tandis qu'une jeune fille fascinée, Giuletta Masina déjà, ne voyait dans le sordide de cette vie difficile que la magie du spectacle.
Ginger (Giulietta Masina) et Fred (Marcello Mastroianni) sont deux danseurs qui ont eu leur heure de petite gloire trente ans plus tôt, en imitant Ginger Rogers et Fred Astaire, à une époque où d'ailleurs le plus célèbre couple de danseurs de l'écran n'appartenait plus qu'au passé de l'art cinématographique. Ce choix de Ginger et Fred n'est évidemment pas innocent. Si d'autres spécialistes de la comédie musicale sont parvenus au sommet de leur art, seuls Astaire et Rogers ont réussi à imposer, et ce pendant une décennie (1), un couple où la beauté de l'harmonie entre les corps l'emportait sur la performance de chacun. Le couple est, aussi, une donnée essentielle de l'œuvre de Fellini.
A partir de cette donnée, le film joue d'un double décalage, l'un, non-dit, qui est l'écart entre ce qu'a dû être la vie de ces copistes, sans doute proche de ces « Feux du music-hall » auxquels on est obligé de penser, et celle de leurs modèles, en un temps où les vedettes ne pouvaient se déplacer qu'en limousine et où le cinéma était là pour faire rêver : l'autre, qui est le sujet du film, entre l'époque où ce genre de numéro avait un sens et aujourd hui où, les corps ayant vieilli et l'art ayant changé, tant dans sa nature que dans son mode de diffusion, la rencontre de cet homme et de cette femme sur une scène ne peut être que le fruit d'une occasion exceptionnelle.
C'est cette occasion exceptionnelle que raconte le film. Pour réaliser une de ces émissions de télévision qui confondent le prestige et le talent, un producteur décide de faire venir tout ce qui peut, à un titre ou un autre, faire augmenter le sacro-saint indice d’écoute, chacun devant - c’est la règle du jeu dans ce genre de programme - y aller de son petit numéro dans le plus bref laps de temps possible. 


Cela nous vaut, dans le lieu qui sert à la fois de salle d'attente, de maquillage et de répétition (si l'on peut dire, car le producteur n'a évidemment pas prévu qu'il puisse être question de répétitions), un superbe défilé d'éléments archétypaux du bestiaire fellinien, tels un faiseur de miracles qui refusera bien entendu d'en faire à l'antenne, un prêtre marié prompt à raconter son bonheur, des sosies de la reine d'Angleterre ou de Marcel Proust ou un vieil amiral qui n'est plus qu'un déchet. Fellini n'y va pas de main morte dans son règlement de comptes avec une culture, puisque c'est comme ça qu'on dit, incapable de faire la différence entre authentique et clinquant, entre sincère et factice, entre trait d'esprit et calembour nauséeux. Ce que reproche avant tout Fellini à la télévision, tout au moins à celle qu'il décrit, est de favoriser la consommation indifférenciée de tout et de n'importe quoi. 
C'est afin de participer à cette émis-sion, et dans ce contexte qui est à l'oppose de la perfection dont s'honoraient les grands studios hollywoodiens, y compris dans les films que l'on peut trouver les plus decevants, que se retrou-vent, pour la première fois depuis bien longtemps, cet homme et cette femme qui arrivent, séparément, dans une Rome actuelle comme seul pouvait nous la rendre un visionnaire : publicité vulgaire et agressive, omniprésente, ordures amoncelées dans des rues sans âme et sans piétons où seule ose s'aventurer une faune de victimes (de la crise ou de la guerre, on ne sait plus trop) transformées en barbares. Les retrouvailles sont douloureuses, au milieu d'assistants qui ne savent bien entendu qui est qui, car le temps a fait son œuvre. Le jeune premier ronfle désormais et sa partenaire donne davantage l'impression qu'elle va se diriger vers la cuisine que vers la scène. 
Pourtant c'est ce rapprochement obligé qui va donner au film tout son poids, toute sa profondeur, tout son humanisme, dans ce qui ne serait sans cela que la gigantesque danse macabre d'une civilisation effondrée sous les coups de boutoir de tous les Berlusconi réunis. Plus l'émission qui se prépare nous apparaît obscène, plus ce couple nous touche par ses maladresses, par son trac, trac vis-à-vis du numéro à accomplir mais aussi vis-à-vis de lui-même, de ces braises qui ne furent jamais vraiment éteintes et qu'un coup de vent, mauvais vent du désert mais vent quand même (le film de Fellini est plus complexe qu'il n'en a l'air sur ce point), vient momentanément ranimer.


Comme beaucoup des films de son auteur, « Ginger et Fred » est un grand film sur le temps. Ni « A la recherche du temps perdu » ni « 2001, une odyssée de l'espace », « Ginger et Fred », par les moyens les plus traditionnels du cinéma, deux admirables acteurs, une pléiade d'excellents seconds rôles, des chefs-opérateurs, décorateurs et costumiers au-dessus de tout soupçon, ne se sert d'un passé qui n'est jamais uniquement nostalgie que pour mieux parler du présent et ne parle du présent que pour poser en filigrane la question du futur.
Le temps d'une certaine forme de perfection n'est plus et il est illusoire de croire qu'on pourra le ressusciter. Ce serait nier le mouvement de l'histoire. Il n'y aura plus Ginger et Fred comme il n'y aura plus Chartres ou Velasquez.

 Aujourd'hui, nous dit Fellini, triomphent les sponsors, qui ont remplacé les mécènes qui commandaient des messes à Bach ou des plafonds pour la Sixtine à Michel-Ange sans éprouver le besoin de se faire citer à chaque instant. Et demain ? Là, Fellini se tait. Mais, dans la salle où se déroule l'enregistrement de l'émission, il existe encore un public pour applaudir plus que les autres le numéro de Ginger et Fred. Alors, tant qu'il y aura des hommes… Et des Fellini…


Jean Roy 

L'Humanité 22 janvier 1986


(1) Fred Astaire et Ginger Rogers imposèrent la comédie musicale à la RKO en neuf films seulement  : “Flying down to Rio” (“Carioca”, 1933), “The gay divorcee” (“la Joyeuse divorcée”, 1934), “Robberta” (“Roberta”, 1935), “Top hat” (“le Danseur du dessus”, 1935), “Follow the fleet”” “En suivant la flotte”, 1936), “Swing time” (“Sur les ailes de la danse”, 1936), “Shall we dance” (“l’Entreprenant M. Petrov”, 1937), “Carefree” (“Amanda”, 1938), “The Story of Vernon and Irene Castle” (“la Grande farandole”, 1939). Le couple s’est reformé une fois pour la MGM, dix ans plus tard, avec le film en couleurs “The Barkleys of Broadway” (“Entrons dans la danse”, 1949).

 

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